Marion Brunet : L’été circulaire
L’été circulaire de Marion Brunet 5/5 (29-01-2018)
L’été circulaire (272 pages) est disponible depuis le 31 Janvier 2018 aux Editions Albin Michel
L’histoire (éditeur) :
Fuir leur petite ville du Midi, ses lotissements, son quotidien morne : Jo et Céline, deux sœurs de quinze et seize ans, errent entre fêtes foraines, centres commerciaux et descentes nocturnes dans les piscines des villas cossues de la région. Trop jeunes pour renoncer à leurs rêves et suivre le chemin des parents qui triment pour payer les traites de leur pavillon.
Mais, le temps d’un été, Céline se retrouve au cœur d’un drame qui fait voler en éclats la famille et libère la rage sourde d’un père impatient d’en découdre avec le premier venu, surtout s’il n’est pas « comme eux ».
L’été circulaire est un roman âpre et sombre, portrait implacable des « petits Blancs », ces communautés périurbaines renfermées sur elles-mêmes et apeurées. L’écriture acérée, la narration tendue imposent d’emblée le talent de Marion Brunet.
Mon avis :
Ah, comme j’attendais ce roman adulte de la grande Marion Brunet. Celle qui m’a fait tant rire avec son Monstre au Pull Vert Moutarde (Collection Pépix chez Sarbacane), celle qui m’avait tant fait vibrer avec son Dans le désordre (Collection Exprim chez Sarbacane), publiant son premier roman « adulte », je me devais de découvrir ce nouveau titre publié chez Albin Michel. Quelle claque, quelle maitrise des mots et des émotions, quel regard juste et fort du monde ! L’été circulaire est un excellent roman, un roman qu’on n’oublie pas, un roman dérangeant qui évoque des drames mais qui parle surtout des personnes, acteurs et victimes de ces drames.
La famille Gomez, comme chaque année au début de l’été, se rend à la fête foraine (installée pour trois jours à 10 minutes de chez elle) où tout le monde à l’habitude de se retrouver. Mais ce soir, Céline, l’ainée des deux filles de la famille, n’est pas la même. Elle feint mais n’arrive pas à tromper Jo sa petite sœur, qui voit bien que quelque chose de différent est là, physiquement et aussi autrement…
Céline, 16 ans, fait depuis toujours rêver les garçons et est loin d’être en retard sur ces choses-là. Alors lorsque la vérité est enfin partiellement dévoilée, la jeune fille est enceinte, Manuel (d’habitude si fier de la beauté de sa fille et du regard qu’elle provoque chez les garçons) ne veut pas en rester là. C’est le genre à se faire entendre, à montrer (à coup de mandales dans la gueule) que c’est lui le patron, alors il veut coute que coute trouver le responsable et laver l’honneur de la famille.
Mais évidemment, derrière cette situation, Manuel réfléchit à tout ça, à son enfance à lui, ses origines espagnoles, son pavillon pour lequel il a emprunté gros à son beau-père, à son couple. Pour les filles, même si la grossesse impose certaines choses, l’été se déroule presque comme d’habitude : la même fête foraine, les mêmes sorties nocturnes illégales dans les piscines des propriétés alentours non habitées, le travail chez les grands parents aux champs pour se faire un peu d’argent, même si pour Jo, un tournant commence à s’amorcer, un début d’émancipation (en quittant un peu l’Ilse-sur-la-Sorgue, pour Avignon et son festival).
« Le père et la mère ont rejoint la buvette, les copains du père et leurs femmes y étaient déjà. Ça riait fort et gras, c’était joyeux. Le Patrick essayait de faire danser sa femme qui braillait en rigolant qu’elle n’avait pas envie et qu’il était déjà trop saoul. Ils avaient l’air amoureux, on ne voyait presque plus qu’il lui avait explosé la gueule une semaine plus tôt. Elle se tortillait dans une robe bleutée – un gros papillon du soir » Page 13
« Céline était belle et en jouait, vu que sa capacité attractive était inversement proportionnelle à la profondeur de son champ de vision. Pour Céline, l’horizon allait jusque-là où elle pouvait voir. De la maison, ça donnait sur les collines du Luberon. Des fenêtres du lycée technique, elle pouvait pousser jusqu’au mont Ventoux. Au-delà commençait l’horizon de sa sœur. Mais ça, c’était pas pour tout de suite. » Page 22
« Avec les filles, c’est toujours compliqué. Avec Jo, encore plus. Cette hargne qui couve sans cesse, et son envie d’aller voir ailleurs si le monde vaut la peine qu’on s’agite. Au fond, il comprend vaguement ces élans, mais il ne croit pas qu’ailleurs ce soit mieux. Ça se vaut. Il faut juste s’habituer aux choses pour qu’elles glissent, et on peut faire son trou, même dans un trou. Et puis qu’est-ce qu’elle connait de la vie, à quinze ans ? » Page 143
Même si les habitudes ne semblent pas changer, la tension est cette fois-là palpable. L’été n’est malgré tout pas comme celui des années précédentes.
« Cet été-là sera différent des autres, elles le savent – une menace dans l’air épais, déjà brulante. Ça leur fout une boule au ventre mais elles continuent encore comme si de rien, comme si l’été allait tenir ses promesses. » Page 39
« Mais quelque chose couve, bourdonne dans l’air épais, les silences familiaux. Elle le sent, agacée comme une dent sous le raisin vert, en alerte. » Page 88
« Le problème, c’est Manuel et cette impuissance qui enfle, les faisant tous vaciller. Si l’un d’entre eux se fissure et pas le plus fragile, ça veut dire qu’aucun d’entre eux ne sera épargné. » Page 174
« Mais Manuel voit des yeux partout, des rires, et dans chaque gentillesse une insulte. Chaque homme croisé qui connait l’histoire lui donne l’impression d’avoir baisé sa fille. » Page 175
L’été circulaire est un excellent roman qui parle de gens ordinaires (un père maçon, un peu porté sur la bouteille, qi traficote de temps en temps, et une mère cantinière). Des gens qui vont mal (peut être depuis toujours), des gens simples avec des défauts, des qualités, des rêves et des déconvenues, des gens que l’on croise tous les jours, loin d’être des héros.
« Dans l’école de village où elle bosse, Séverine ne s’occupe pas seulement de servir les repas avec une charlotte en papier sur la tête. Elle surveille aussi les gamins pendant la récréation (…) Et elle remet les enfants à leurs parents, à la sortie de l’école. Elle ne déteste pas. ? C’est un boulot. Mal payé et crevant, mais tellement central qu’elle ne voit pas comment ils pourraient se passer de ses services ? évidemment qu’elle rêve d’autre chose, parfois. Mais elle ne sait pas de quoi. » Page 133
« L’impression de passer à côté de sa vie sans savoir quelle vie elle voudrait à la place. » Page 238
« Jo caresse la tête de sa sœur ; elles n’ont jamais été aussi proches et seules qu’en cet instant.
-Ça va aller, ne peut s’empêcher de répéter Jo, dans un élan de conjuration mensongère – mais non dénuée d’espoir. » Page 243
« Manuel est un bateau troué, la ligne de flottaison fragile, jamais loin du naufrage. » Page 266
« Elles sautillent, une danse du bassin, un rire en lisière ; il leur reste encore un peu d’enfance, avec ses rognures d’espoir et son incidence sur l’avenir. » Page 266
Marion Brunet met en lumière des personnages attachants, bruts, savamment brossés et d’un réalisme agressif, sans faux semblants, décapants. Sans pathos, sans ton larmoyant, avec âpreté et un peu de violence (qu’on trouverait presque ordinaire, comme ce racisme de bas étage), elle développe une histoire à travers celles (individuelles) des quatre protagonistes, la grossesse déclencheur des changements et drames à venir.
Ce passage en littérature adule est une excellente nouvelle. Et, à l’image du travail de Benoit Minville avec son Rural noir, L’été circulaire est vraiment une magnifique lecture qui prend aux tripes. La brutalité des mots qui expriment si bien des situations, cette société marquée par le manque d’avenir, d’éducation, les préjugés, les erreurs, le poids de la famille, le manque d’ambitions.
« Et puis c’est un Arabe, si ça se trouve il a des contacts avec des terroristes, avec tout ce qui se passe on n’est plus sûr de rien faut faire gaffe avec eux, il est peut-être capable de faire sauter le bahut, comment savoir. » Page 72
« Jo avale le poison familier d’un paysage trop connu. Sa nonchalance n’est qu’une façade ; en elle se disputent amour et dégout pour ces chemins mille fois pris. » Page 73
« Ils ne parlaient pas d’amour, d’ailleurs ils ne parlaient pas beaucoup, chacun vivant l’expérience comme un film personnel, en avait une lecture interne dont l’autre était finalement exclu. C’est un délicieux malentendu » page 254
Gros coup de cœur ! Merci Marion Brunet pour ce roman noir divin ! c’est fort, touchant, cruel, dur et tellement réaliste. J’aurais voulu encore citer mille passages, mille mots qui m’ont touchée, mille phrases acerbes qui m’ont pincée, mais je préfère que vous découvririez (parce qu’il faut absolument que vous lisiez ce nouveau titre) par vous-même ce petit bijou, un bijou qui fait mal mais tellement juste !
« En plus de la gêne habituelle, il y a cet énorme morceau d’échec au milieu des assiettes : Céline et son ventre, Céline en fille mère, c’est encore ainsi qu’on les nomme par ici, les filles qui couchent trop tôt avec n’importe qui. » page 77
A découvrir aussi
- Amélie Nothomb : une forme de vie
- Amélie Nothomb : Robert des noms propres
- Elizabeth Letourneur : Je n'écrirai que morte
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 292 autres membres