Sorj Chalandon : Profession du père
Profession du père de Sorj Chalandon 5/5 (29-08-2015)
Profession du père (315 pages) est disponible depuis le 19 août 2015 aux Editions Grasset.
L’histoire (éditeur) :
« Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Eglise pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.
Je n’avais pas le choix.
C’était un ordre.
J’étais fier.
Mais j’avais peur aussi…
À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet. »
Mon avis :
C’est l’histoire d’un gamin de 12 ans asthmatique, Emile Choulans, dont le papa avait été Compagnon de la Chanson (« Sans lui, jamais le groupe n’aurait pu naître. Et c’est pourtant sans lui qu’il a vécu. Ils lui avaient volé sa part de lumière. »), parachutiste au 1er régiment de chasseurs parachutistes (dont il a gardé le béret rouge), pasteur pentecôtiste (« Lui l’évangéliste, le croisé charismatique, se disait bien au-dessus de Jésus. dieu lui parlait. Mon père et Dieu, sans personne pour traduire. »), professeur de judo, conseiller de de Gaulle, ami de Léon Zitrone, footballeur professionnel à deux doigts de jouer dans l’équipe de Paris (si en 42 la capitale n’avait pas été occupée), et bien sûr soldat pour l’OAS et espion pour la CIA…
Ça vous semble beaucoup ? Pour cet affabulateur, ce n’est rien de plus que son quotidien.
« J’avais de l’asthme depuis ma naissance. Deux mains m’étranglaient. Ma respiration se transformait en voix rocailleuse en plaintes, en gémissements douloureux. Dans ma poitrine, une foule inquiète se lamentait. Les nuits sans sommeil je pensais à un cortège qui avançait à la lueur de torches. Une procession de damnés qui cherchaient à sortit de ma gorge en appelant à l’aide. » (Le Putsh)
Nous sommes en avril 61, juste après le Putsh d’Alger. Emile est le fils d’une mère soumise, aveugle et qui proteste trop peu et d’un père autoritaire, répressif, violent, qui lui a fait acheter le martinet qui le corrigera avec son propre argent de poche et qui l’enferme dans la « maison de correction » (la grande armoire à glace de la chambre parentale).
« Elle s’est penchée, m’a embrassé. Son geste m’a surpris. Dans notre famille, les peaux ne se touchaient pas. Rarement les lèvres de l’un rencontraient la joue de l’autre. Même nos regards s’évitaient. » (Le Push)
« Mon lit était froid d’avril. L’appartement était froid d’habitude. J’ai passé mon enfance à cacher mes pieds dans la glace des draps. Ce soir-là, je n’ai pas été battu. J’ai espéré que Ted et l’Organisation veilleraient sur moi. Et qu’ils me protégeraient de mon père lors de min prochain bulletin scolaire. » (Ted)
« - Pas de petit déjeuner ce matin. Tu files à l’édile le ventre vide, et en courant. ça aiguise la volonté. » (L’agent secret)
« Je savais. A genoux, mains derrière la nuque, visage contre le fond et porte dans le dos. Ensuite, il a fermé à clef. Double tour. Obscurité. Il ne m’a pas brutalisé. Il m’avait rangé là où je devais être. » (Le parachutiste)
Et du fond du cœur, il espère lui faire plaisir, et est presque prêt à tout pour ça (y compris tuer De Gaulle, le traître qui a rendu l’Algérie aux algériens). Mais pas évident de de satisfaire un tel papa.
« Sans que mon père le sache, je rendais un grand service à l’Algérie française. Je voulais qu’il soit fier de moi. J’avais recruté un soldat de plus. J’étais son chef et ce serait mon secret. » (Le gardien de but)
Dans le récit de cet enfant, les faits saugrenus et effrayants s’enchaînent : son exorcisme à 7 ans par ce père qui associe son asthme à Satan, un meilleur ami américain secret que l’on voit sauver Jackie Kennedy, le travail pour l’OAS pour lequel Emile s’implique à fond (« J’avais douze ans et je transportais un courrier pour le chef de l’OAS. Je courais en zigzag pour éviter les balles. Je dribblais le danger. Moi, Emile Choulans, je rentrais à la base après ma première mission. »)
Profession du père est un récit moitié loufoque moitié effrayant. Quand on découvre l’enfance d’Emile, on alterne les sourires et les pincements au cœur. Les missions secrètes pour l’OAS s’enchaînement au rythme des mensonges d’André Choulans, si gros qu’ils passent encore mieux dans l’esprit du jeune garçon (pas plus crédule qu’un autre, juste seul et désireux de plaire et d’être à la hauteur).
Puis, quand le récit des années 60 passe vers celui de 2010, avec comme transition la violente rupture familiale à peine imaginable, le lecteur s’enfonce dans un texte beaucoup plus dur. L’innocence et la naïveté enfantines s’effacent et la réalité et la folie cruelle prennent le dessus.
Après avoir suivi Emile dans son enfance chaotique faite de missions et de corrections, l’empathie est forte. Très attaché à lui, la suite devient alors douloureuse. Entre distances familiales, paroles blessantes et absence d’amour, le texte se gorge de tristesse que le cœur du lecteur a bien du mal à supporter. Les mots du médecin à la fin du livre, des mots doux et simple, auront eu raison de ma retenue et réussit à me faire verser quelques larmes.
L’écriture de Sorj Chalandon est parlante, touchante et délicate. Il frappe fort sans dramatiser ni charger ses mots de pathos ou d’animosité. Il parle avec beaucoup de sensibilité de cette histoire familiale (personnelle ?) bouleversante, basée sur le mensonge et la tyrannie paternelle.
Après La maladroite et Anne F, Profession du père est encore un excellent titre de cette rentrée littéraire 2015, un titre que je vous conseille fortement.
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