Libre-R et associés : Stéphanie - Plaisir de lire

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Katharina Winkler : Les bijoux bleus

Les bijoux bleus de Katharina Winkler     5/5 (01-10-2017)

 

Les bijoux bleus (240 pages) est sorti le 6 septembre 2017, dans la collection  Jacqueline Chambon des éditions Actes Sud (traduction Pierrick Steunou).

 

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L’histoire (éditeur) :

 

Des étoiles plein les yeux, l'innocente Filiz, treize ans, demande à l'arbre sacré de son village reculé de Turquie si le jeune Yunus deviendra son mari. La réponse ne tarde pas. Le mariage est un tourbillon. Il sera consommé dès la fin de la découpe du gâteau blanc meringue avec le rituel du drap taché du sang de la "petite vierge". Très vite, tout est noyé de bleu dans le quotidien de la jeune fille. Yunus s'emporte fréquemment contre son épouse, sous le toit de l'"araignée", la mare du garçon. Alternant silence dédaigneux et méchanceté tranchante, la belle-mère et le mari, fort de son droit d'époux, tissent une toile de terreur qui emprisonne Filiz, recluse dans sa condition de femme mariée. La sexualité conjugale est viol quotidien Les bijoux bleus ne tardent pas à recouvrir son corps, sur lequel, au gré des fractures, apparaissent bientôt des reliefs, fruits de la tyrannie exercée par Yunus. Et le ventre s'arrondit. Trois fois. Pour trois enfants issus d'un foyer à feu et à sang. Puis c'est l'exode vers l'Autriche. La rencontre avec la langue allemande, les jeans, l'apprentissage de la conduite, les femmes aux cheveux découverts et détachés. Une lueur d'espoir. Basé sur des faits réels, baigné de couleurs et de lumière, et d'une extraordinaire poésie, ce roman donne forme et voix à une violence comme ritualisée, trop souvent tue.

 

Mon avis :

 

Les bijoux bleus est un roman percutant qui vous emporte dans la vie de Filiz, une très jeune turque, septième enfant d’une fratrie de 10, issue d’une famille turque modeste, sévère mais aimante (même si l’autorité paternelle est rude et parfois violente). 

 

« J’entends dire que nous sommes dix. J’entends dire que je suis la septième.

Comme une vache, ma mère met bas ses enfants, l’un après l’autre, entre semailles, moissons et semailles. » page 9

 

« Chèvres, chevrettes, moutons, agneaux, enfants, vaches, veaux, âne, cheval. Tous nous sommes à la fois troupeaux et bergers. Nous nous gardons els uns les autres. Nous nous nourrissons, nous nous donnons des coups de poings dans les flancs. La mère nous protège contre le père, le père nous protège contre les loups, et nous, nous nous gardons les uns les autres, tout comme es moutons, les agneaux, les chèvres et les chevrettes se gardent ainsi mutuellement. » Page 10

 

Filiz, à qui on a refusé la poursuite des études (malgré une grande intelligence et les conseils du professeur), rêve désormais d’épouser Yunus, un joli garçon de trois ans son ainé. A 14 ans, lorsque son père refus de laisser sa fille à la famille Sahin, Filiz décide de fuir son foyer pour épouser celui qui fait battre son cœur. Désormais à la merci de ce garçon et de sa belle-mère (qu’elle nommera « l’araignée »), elle voit alors (dès sa nuit de noces) sa vie se rétrécir toujours un peu plus tandis que grandit sa parure de bijoux bleus… Coups, humiliations, viols et privations deviennent son quotidien où rien ne semble susceptible de l’en tirer.

 

« C’est mon rire que l’araignée a fait sortir du trou, elle l’a attiré au milieu de la toile où je suis accrochée, où je suis collée, car telle est désormais ma vie. 

Je sais que c’était mon rire. Trop souvent j’ai ri. C’était une erreur, je le sais, car je suis une femme mariée. » Page 85

 

Tout en émotions, Les bijoux bleus a la particularité de raconter une histoire forte, douloureuses et particulièrement dérangeant, dans un style d’une sobriété déconcertante. Katharina Winkler choisit de narrer les évènements dans de très courts chapitres, avec des phrases simples, concises et dans un ton qui colle totalement à la personnalité de la narratrice.

 

« L’enfant dans mon ventre m’est étranger, une menace. Il ne fait rien d’autre que me donner des coups de pied et se nourrit de moi. Il est muet à l’intérieur comme son père l’est à l’extérieur.

Je me recouvre de mots. Tout ira bien. Tout ira bien.

Même si je ne me crois pas.

Tout ira bien. » Page 110-111

 

Cette absence de mots et cette forme d’euphémisme qui colle à la narration qui n’empêchent nullement de visualiser l’horreur ni de prendre conscience de la détresse de Filiz, ont quelque chose d’assez stupéfiant. Entre poésie, écriture bestiale et puissance narrative, la sobriété et l’absence de pathos illustrent merveilleusement bien l’impuissance de la jeune fille, dont on ne cesse malgré tout de relever l’amour qu’elle porte encore et toujours à son tortionnaire (agrippant quand il se présente le moindre petit rayon de bonheur, lui procurant un soupçon de battement d’ailes de papillon dans le ventre). D’autre part l’analogie constante avec les bijoux donne aux coups et à la violence masculine une forme de banalité, presque une normalité (marquée en plus par la complicité de la famille).

 

 « Il s’est saisi de moi comme on empoigne la crinière d’un poulain, il a mis sa main sur mon cœur et me conduit à la maison, il ramène son poulain à l’étable. » Page 64

 

« Yunus est notre météo.

Il gèle les fraîches pulsions qui coulent de nos branches, il fait tomber des grêlons sur le printemps qui germe dans nos membres et dans nos têtes. » Page 186

 

Tirée d’une histoire véridique, ce récit est celui de nombreuses autres. Toutefois Katharina Winkler crée avec sa plume si particulière un sentiment d’unicité face à Filiz. Touchante, le lien avec cette enfant innocente se fait tout de suite. Son histoire, pourtant racontée à la première personne, semble dénuée de ressenti (jamais, ou presque, elle ne parle de sa peur, de sa colère…) mais elle n’en demeure pas moins chargée d’émotion. Les faits sont exposés de façon neutre mais le choix des mots sonne de manière encore plus terrible. Les bijoux bleus est pour moi un livre marquant tant par sa forme que par son fond et Filiz restera longtemps dans mon esprit.

 

« Je suis assise dans la cuisine devant le tas de bois, trie les bûches rondes et les dispose sur le dessus de la pile. Les bûches arrondies donnent des bleus, celles aux arêtes saillantes, en plus, déchirent la peau. » Page 199

 

« Sahime pleure en silence. Elle a des bijoux bleus, elle porte un médaillon autour de son cou. Elle remonte le col de son gilet, je détourne mon regard. Les bijoux bleus sont propriété privé. » Page 133

 

« Quand Yunus me bat, je sais que Sahime nous entend. Chacun des coups fait trembler ses bijoux bleus, son collier rend un son clair, ses bracelets cliquettent. Sahime touille le repas sur le réchaud. Quand je reviens dans la cuisine, je lui suis reconnaissante de détourner le regard. Les bijoux bleus sont propriété privée.

Quelques jours plus tard, mes bijoux bleus se mettent à trembler. J’entends les coups d’Ali, touille le repas dans la casserole et me souviens des bras bleus de Sahime, de son ventre bleu, ; de son dos bleu, de ses jambes bleues. » Page 134

 



23/10/2017
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